The Jean Pigozzi African Art Collection

André Magnin: Une Vie à Rechercher

Je ne crois pas à l’enseignement de l’art mais à l’art comme enseignement

Au-delà de mes fonctions de directeur artistique, conservateur de la CAAC, en même temps qu’initiateur de projets, je me considère comme un «passeur» : j’aime l’idée de contribuer à la reconnaissance des œuvres, des pensées et des personnalités.

L’exposition proposée pour la section contemporaine de Arts of Africa a la particularité de présenter des artistes qui vivent et travaillent en Afrique noire, à l’exception de deux d’entre eux qui partagent leur vie entre le Cameroun et l’Europe. Outre un nombre significatif d’œuvres les plus importantes de ces trente artistes, certaines, inédites, ont été réalisées spécialement pour cet événement. Ce projet reflète en partie l’investissement de près de 20 ans de détermination, de curiosité, de recherches. 20 ans de vie et une relation à l’art dont je revendique la subjectivité

Mon expérience et ma connaissance de l’art contemporain de l’Afrique sont nées de mes investigations et recherches dans les cultures non occidentales pour Magiciens de la terre à partir de 1986.

Je n’ai bien sûr jamais cherché à être un “spécialiste” de l’art africain. Peut-être le suis-je devenu en sillonnant l’Afrique Noire à la rencontre des artistes. Les étiquettes sont toujours réductrices. Je m’intéresse autant à l’art africain qu’à l’art occidental ; c’est l’art qui m’intéresse.

Henri Michaux disait que toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que «naïf, soumis, nous nous sommes laissé mettre dans la tête». Ses mots résument à la perfection les raisons profondes qui me poussent à aller vers les autres, les artistes, et à «laisser entrer en moi la beauté polyphonique du monde».

MAGICIENS DE LA TERRE

À la fin des années 1920, des administrateurs, des missionnaires, des amateurs d’art, des mécènes avaient repéré les talents de peintres qui décoraient des cases et ont aidé au développement de leur art en apportant du matériel efficace, de la toile, du papier et des couleurs plus durables. Quelques musées à Bruxelles, Paris, Genève, ont organisé des expositions. Ces initiatives ont pu constituer une première phase de l’art moderne en Afrique comme l’a bien exposé Joseph Aurélien Cornet dans son livre Soixante ans de peinture au Zaïre.

À partir des années 1950, des expositions d’art inuit, shona (Zimbabwe), makonde (Mozambique, Tanzanie), ou d’art «populaire» africain ont été présentées dans des musées ethnographiques ou dans des lieux marginaux et plus rarement dans des musées d’art moderne, comme en Belgique et en France notamment. Le Français Pierre Gaudibert a été un des premiers conservateurs de musée à faire des recherches en Afrique et à présenter l’art contemporain des Shonas au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Au milieu des années 1980, David Elliot, alors conservateur du musée d’Oxford, présentait des artistes contemporains notamment sud-africains. Mais ces événements restaient assez confidentiels. Magiciens de la Terre a été la première exposition véritablement internationale, c’est-à-dire pensée à l’échelle mondiale, présentant cent artistes, de différentes cultures, des cinq continents, sans ordre hiérarchique ni géographique, en laissant les œuvres parler d’elles-mêmes. Cette exposition au retentissement mondial a suscité et suscite encore de vifs débats. Elle fut visionnaire dans sa conception et bouleversa le paysage esthétique, déplaça les problématiques ou en créa d’autres.

Jean-Hubert Martin en fut le concepteur, l’initiateur et le commissaire général. Magiciens de la Terre fut présentée au centre Georges Pompidou ainsi qu’à la Grande Halle de la Villette de mai à septembre 1989, après avoir été refusée par la Documenta VIII.

Au début 1986, Jean-Hubert a constitué son équipe en faisant appel à Mark Francis, Aline Luque et moi-même. Nous partagions alors un petit bureau vétuste, mais notre enthousiasme demeurait inébranlable. Nous avions punaisé la carte du monde au mur. Chacun de nous choisissait sa destination et préparait ses voyages de son côté. Aline était attirée par l’Amérique du sud, Jean-Hubert par l’Asie et moi par l’Afrique. Pour des raisons très intimes liées à mon enfance, ma première destination fut Madagascar.

Jusqu’à la fin 1988, je me suis rendu presque partout en Afrique, mais aussi en Papouasie-Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Zélande, Australie et dans le Grand Nord.

La première personnalité à soutenir Magiciens de la Terre fut Sylvie Boissonnas. Le projet a pu enfin être réalisé grâce au soutien de François Barré (Président de la Grande Halle de la Villette), d’André Rousselet (Président de Canal Plus), du ministère de la Culture et du Centre Georges Pompidou où, à l’automne 1987, Jean-Hubert fut nommé Directeur du Musée National d’Art Moderne.

Trois ans de recherche sur les trois-quarts de la surface du globe ne pouvaient prétendre dresser un bilan de la situation de l’art contemporain à l’échelle mondiale. Ce n’était d’ailleurs pas l’ambition de Magiciens de la Terre. En septembre 1989, l’exposition a pris fin sans avoir trouvé le succès attendu. Il était sans doute trop tôt pour sensibiliser les esprits conservateurs et le grand public aux enjeux soulevés par un tel événement. Nous étions à l’aube du XXIème siècle, les questions liées à la mondialisation surgissaient, mais il était encore trop tôt et apparemment risqué de présenter sur le même plan les artistes des différentes cultures contemporaines du monde!

Près de vingt ans plus tard, toujours fidèle aux fondements de cette «aventure», je suis convaincu que l’échange reste la chose la plus importante qui puisse nous arriver.

LA CRÉATION DE LA CAAC-THE PIGOZZI COLLECTION

Le dernier jour, Jean Pigozzi et son ami Ettore Sottsass visitent l’exposition. C’est un véritable choc. Jean Pigozzi contacte alors le Centre Pompidou dans l’espoir d’acquérir un grand nombre d’œuvres. Comme elles n’étaient pas à vendre, on lui conseille d’entrer en contact avec moi. Je suis surpris de rencontrer un homme de mon âge, drôle, sympathique et très déterminé. Il me demande ce que j’allais faire désormais. À ce moment précis je rêvais de poursuivre mes recherches et prolonger l’aventure de Magiciens de la Terre. Jean Pigozzi, lui, voulait constituer une collection originale et unique. Nous comprenons assez vite que la complémentarité de nos motivations va nous permettre à l’un et à l’autre de réaliser nos rêves.

Jean Pigozzi est un collectionneur fou, obsessionnel et doué d’un regard pertinent. S’il suffit d’être fortuné pour acquérir un Warhol, un Twombly, un Jeff Koons, un Serra, un Buren ou un Cattelan, il faut déployer bien d’autres efforts pour acquérir une «ville» de Kingelez, un grand tableau de Chéri Samba ou un magnifique dessin de Mansaray. En 1989, en concluant notre «pacte», j’ai compris l’intelligence, la justesse, les enjeux de l’ambitieuse aventure que nous entreprenions et continuons de mener ensemble.

Une œuvre, quelle que soit sa provenance, peut-être lisible et compréhensible partout et par tous, même si elle comporte des signes ou des indices propres à une culture, à des croyances, à un contexte et à une histoire spécifiques. En 1989, aux débuts de la collection, aucun artiste africain contemporain n’était véritablement connu. Le monde occidental de l’art ignorait ou avait négligé la création contemporaine sur les autres continents et particulièrement en Afrique. Les artistes africains ont longtemps survécu en vendant leurs tableaux à leur entourage – amis, coopérants ou visiteurs occasionnels. Généralement, l’idée d’entrer dans une collection et d’obtenir une reconnaissance internationale leur était étrangère. Pour la plupart, ils travaillaient au jour le jour, sans réelle perspective, sans stratégie et sans véritable interlocuteur. Il était donc difficile pour un artiste de penser son travail en termes d’œuvre, de pouvoir développer un projet ou même d’en avoir l’ambition.

Dans la première phase de prospection, nous avons voulu soutenir et encourager un maximum d’artistes dont nous apprécions le travail. Mais certains, par le fait que nous leur achetions leurs travaux, se sont sentis «classés» parmi les «bons», définitivement, et ne se sont pas renouvelés. Les choix supposent toujours un risque, et il peut arriver de surestimer ou sous-estimer les «qualités» de certains.

L’actualité de l’art semble toutefois nous avoir globalement donné raison. La reconnaissance qu’ont gagné Bruly Bouabré, Kingelez, Lilanga, Hazoumé ou Samba, à Houston, New York, Kassel, Paris ou Sao Paolo, a porté un coup fatal à la notion “d’exotisme”, dont la vision occidentale affublait , avec un certain mépris, l’art contemporain venu d’ailleurs.

Sans faire vœu d’exhaustivité, la CAAC a l’ambition de conserver et de révéler les œuvres des artistes au-delà des frontières. Il y a sans doute des artistes que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer ou d’autres auxquels j’ai rendu visite – le Nigérian El Anatsui, le Sud-africain Kay Hassan, le Sénégalais Mustapha Dime, les Maliens Abdoulaye Konate, N’dolo… – qui se sont imposés sans le soutien de la CAAC et pour lesquels j’ai beaucoup d’admiration.

CAAC, LA MÉTHODE

Quand on voyage, quand on va voir l’autre, on croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt on découvre que c’est le voyage qui vous fait ou vous défait.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde

Constituer une collection, ce n’est pas feuilleter des catalogues pour faire un choix. Cela demande beaucoup d’engagement, d’investissement personnel, de passion et il va de soi que travailler avec un artiste africain exige la même rigueur qu’avec n’importe quel autre artiste : aller à sa rencontre, être à son écoute, connaître le contexte et comprendre l’œuvre.… À ceci près que l’éloignement, géographique et culturel, est réel. Il est donc nécessaire d’engager des moyens et beaucoup de temps pour “réduire” cette distance.

Je me rends sur place le plus régulièrement possible, je téléphone, j’écris, j’informe les artistes des activités de la CAAC, nous leur achetons régulièrement des œuvres à un prix établi entre nous et qui évolue sans cesse. Ils sont toujours invités aux expositions auxquelles ils participent. Nous ne manquons jamais de les encourager, de leur faire passer des messages de soutien, de prendre des nouvelles de leur entourage et Jean Pigozzi n’hésite pas à offrir son assistance en cas de nécessité.

Au cours de ces vingt dernières années, j’ai créé de très nombreux liens, formé des collaborateurs fidèles et de toute confiance, développé des relations professionnelles et amicales précieuses. J’ai mes réseaux et contacts dans toutes les capitales d’Afrique. Lorsque j’arrive dans une ville, les artistes, les amis sont prévenus. Je leur rends visite à tous et m’informe de l’actualité, de la situation générale du pays et de son évolution politique, sociale et culturelle. J’ai un vrai besoin de me sentir imprégné de cette réalité. La nouvelle de mon arrivée fait très vite le tour de la ville. À Kinshasa, par exemple, des dizaines de jeunes artistes encore inconnus et de petits vendeurs m’attendent devant l’hôtel matin et soir pour me présenter leurs travaux ou prendre rendez-vous dans leurs ateliers. Je prends le temps de connaître et rencontrer la plupart de ces nouveaux artistes. Je leur dis toujours ce que je pense.

Il n’y a pas une Afrique, il y en a plusieurs. Les deux mégalopoles, tentaculaires, surpeuplées, Lagos en Afrique de l’Ouest et Kinshasa en Afrique Centrale, sont impressionnantes. Cotonou ou Bamako sont des capitales, plus petites, calmes et moins chaotiques. Chaque pays possède sa propre identité, son caractère, sa singularité. Kinshasa reste ma destination la plus régulière. J’y fréquente de nombreux artistes, peintres, musiciens, danseurs… Tant de talents, de dynamisme et d’espoir. Fascinante, dense, bruyante, surexcitée, infernale et tumultueuse mais incomparablement chaleureuse et accueillante ! La nuit certains quartiers sont envahis par la foule. On «se sape», on se retrouve autour d’une bière Primus et d’un poulet grillé dans un brouhaha épouvantable! On se croise à nouveau tard dans les boîtes de nuit. Ces extravagances ne cachent pas la pauvreté et les difficultés quotidiennes, «l’article 15» (“la débrouille”) fait loi dans cette mégalopole à la limite de l’explosion…

Voyager pour constituer cette collection m’offre des moments intenses et rares : chaque fois que je vois dans un atelier une œuvre qui me touche ; lorsque je vais avec Bruly Bouabré dans sa “chapelle” à Zéprégühé, son village natal ; lorsque Seydou Keïta et Malick Sidibé m’ont confié leurs négatifs et que j’ai mesuré l’ampleur et la beauté de leur œuvre ; tous les moments partagés avec Alighiero e Boetti et Frédéric Bruly Bouabré en préparant l’exposition «World Envisioned» pour le Dia Center for the Arts de New York, passer des journées entières dans l’atelier de Cheri Samba sont autant de souvenirs uniques qui me font tellement aimer mon travail.

Constituer cette collection m’offre de grandes satisfactions liées à la souplesse de sa structure. Philippe Boutté et Belinda Paumelle, mes collaborateurs, sont indispensables au succès de cette aventure. Leur volonté, leur engagement et leur disponibilité me sont précieux. Ce mode de fonctionnement est unique et offre bien moins de contraintes qu’une institution publique. Les acquisitions sont le plus souvent décidées en commission; un musée n’a pas pour habitude de déléguer un conseiller pendant des années pour créer une collection. Il n’a pas à anticiper le marché ou l’hypothétique reconnaissance d’un artiste. Il n’est pas tenu à l’exhaustivité et quelques œuvres peuvent suffire à représenter un artiste important. Il ne prend pas les mêmes risques. Nous contribuons à la reconnaissance des artistes, tandis qu’un musée les confirme.

Rares sont les collectionneurs privés tels que Jean Pigozzi qui peuvent décider d’acquérir un très grand nombre d’œuvres d’un même artiste. C’est d’ailleurs ce qui nous a donné la possibilité d’organiser des expositions monographiques dans de nombreux musées, de Cheri Samba, Kingelez, Keïta, Sidibé, Ojeikere…

Les Rencontres photographiques de Bamako crées en 1994, Dak’art la Biennale de Dakar en 1992, se sont au cours de ces 10 dernières années largement professionnalisées. Mais malgré le large écho que ces événements ont trouvés dans la presse internationale, ils n’ont pas encore permis l’émergence d’un véritable marché. Il faut s’interroger.

Dans le domaine de la photographie seuls Seydou Keïta, Malick Sidibé et J.D. Okhai Ojeikere ont fait l’objet de monographies et d’expositions personnelles à la Fondation Cartier pour l’art contemporain puis un peu partout dans le monde. Ces artistes sont représentés par de nombreuses galeries (Galerie du Jour agnès b, Fifty One Fine art Photography à Anvers, Hackelbury à Londres, Larry Gagosian et Jeffrey Deitch à New-York, Kewenig Galerie à Cologne…) et sont très accessibles sur le marché international.

Je n’ai jamais vu à Dakar des œuvres majeures de Samba, Bodo, Lilanga, Bouabré, Kingelez ou Mansaray. De même, je n’ai jamais croisé d’importants marchands, de critiques d’art, de journalistes spécialisés, de commissaires d’exposition ou d’importants collectionneurs à Kinshasa, Lagos, Dar-es-Salaam, Freetown où vivent ces artistes. Il est en effet bien compliqué de passer la frontière de leur pays, de déjouer tous les pièges de la corruption, d’arriver jusqu’à eux et même d’être reçu. Sans doute cela explique-t-il pourquoi ces artistes très recherchés, reconnus sur la scène internationale, sont quasiment introuvables sur le marché de l’art alors qu’ils vendent toute leur production.

Et c’est pourquoi nous sommes heureux de prêter régulièrement leurs œuvres à travers le monde et de contribuer ainsi à leur plus large reconnaissance.

La biennale de Venise, de Sao Paulo ou la Documenta de Kassel, notamment, ont confirmé nos choix en présentant des artistes et des œuvres de la collection. En ce début de siècle, les grandes collections privées participent à la sauvegarde d’une culture mondiale. Nous assumons avec fierté cette responsabilité.

La première grande exposition d’art africain contemporain que nous ayons organisée date de 1991 en Espagne, aux Pays-Bas et au Mexique. Depuis, la CAAC a conçu et réalisé une quarantaine d’expositions individuelles, une trentaine d’expositions collectives et elle a apporté sa contribution en prêtant des œuvres à plus de 200 musées, fondations, centres d’art, biennales et galeries du monde entier. Presque chaque jour, on nous sollicite pour des prêts ; des galeries expriment le désir de travailler avec les artistes de notre collection, des institutions ou des collectionneurs souhaitent acquérir des œuvres,… Et nous apportons dans tous les cas et autant que possible notre aide pour satisfaire ces demandes.

Grâce à cette politique de diffusion, nous avons permis à certains artistes d’atteindre une lisibilité et visibilité internationales. Un artiste ne se «construit» pas, mais il a besoin de soutien, de conseils et d’encouragements, pour que son travail se développe et atteigne une plus grande maturité. C’est aussi ce que la CAAC contribue à leur apporter.

L’AVENIR D’UNE COLLECTION

L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art.
Robert Filliou

Jean Pigozzi et moi-même entretenons avec les artistes de la collection des relations de grande proximité. Notre fidélité, notre intégrité, notre soutien constants sont des valeurs essentielles qui priment en Afrique. Je n’ai jamais senti de rivalité ou de compétition entre les artistes même de la part de Kingelez, champion sympathique de mégalomanie ! En Afrique, on est fier de celui qui réussit. La plupart des artistes sont soucieux de partager leur succès. Ainsi Chéri Samba à Kinshasa, Romuald Hazoumé au Bénin ou Malick Sidibé à Bamako, me rappellent toujours d’aller rendre visite à leurs amis ou anciens assistants. Quant à Barthélemy Togo, il crée lui-même au Cameroun une fondation pour l’art contemporain accessible à tous, où seront présentées en permanence ses propres œuvres et celles d’autres artistes, africains ou occidentaux.

Jusqu’en 2000, un courrier postal pouvait prendre plusieurs semaines avant d’arriver à destination, à condition de ne pas se perdre ! Dans certains pays tels que le Congo, le téléphone non professionnel était interdit par le gouvernement. Les «phonies privées» autorisées étaient envahies au point qu’une simple communication pouvait prendre des heures, voire des jours ! La façon la plus efficace de travailler avec les artistes était donc de leur rendre régulièrement visite sur place. Imaginez dans ces conditions, la «révolution» qu’a représentée l’arrivée du téléphone mobile et d’Internet. Aujourd’hui, l’achat d’un téléphone mobile est devenu une priorité pour tous. Un appel international restant néanmoins très onéreux, les artistes me «bippent» afin que je puisse les rappeler aussitôt. Certains artistes maîtrisent parfaitement la photo numérique et Internet, ce qui nous permet de suivre l’évolution de leur travail quasiment en direct ! La distance n’est plus source d’inquiétude pour les artistes, car nous pouvons nous parler fréquemment, facilement et l’éloignement n’est plus un problème majeur. En dépit de ces «révolutions», il reste indispensable d’aller voir les artistes chez eux, aussi souvent que possible, rien ne remplace cette relation directe et amicale.

Il reste que les artistes doivent accéder aux grandes collections publiques et privées, en Afrique comme en Occident. Il est crucial que l’Afrique les connaisse et les reconnaisse ! Nous n’osions plus croire à une reconnaissance possible dans leur pays d’origine. La nouvelle Fondation Zinsou, à Cotonou, offre un nouvel avenir et donne un bel exemple. Ce projet audacieux, que je crois unique en Afrique, vient d’être inauguré par une exposition consacrée au Béninois Romuald Hazoumé, que tout le monde connaît dans le pays sans avoir jamais vu son travail. Pour la première fois, son œuvre dans toute sa diversité sera montrée à tous. Le meilleur avenir de cette initiative et son rayonnement au Bénin et au-delà, tiendra désormais à la rigueur et à la pertinence de ses choix esthétiques, ainsi qu’à son ouverture et son intégration dans le contexte du Bénin et plus généralement de l’Afrique de l’ouest. Bientôt, peut-être, des artistes de toute l’Afrique noire trouveront-ils l’opportunité d’y être exposés.

Le reste du monde ne doit plus considérer les artistes du continent africain sous le seul angle de leur origine, mais pour la singularité et la puissance de leurs œuvres qui participent indiscutablement à une histoire mondiale des arts. Il faut montrer qu’il est encore possible de rééquilibrer les rapports d’échange entre les cultures : la plupart des artistes que nous défendons sont affranchis de la tutelle esthétique imposée par le modèle occidental. Chéri Samba, Pascale Marthine Tayou, Barthélémy Toguo, Romuald Hazoumé, Abu-Bakarr Mansaray prennent ce qui leur plaît de notre histoire sans la subir. C’est bientôt le moment d’expérimenter la validité de notre méthode sur d’autres continents y compris le nôtre. À n’en pas douter, il y a aussi en Occident des «univers» hors système et marginalisés.

Ainsi je suggérerais d’enlever le A d’African dans l’acronyme CAAC et de poursuivre cette “aventure” à l’échelle mondiale sans souci des effets de mode ou de marché, dont pâtissent de nombreux artistes. Participer ainsi à l’écriture d’une histoire de l’art qui ne colle pas forcément à l’histoire officielle tout en contournant la notion particulièrement perverse du «politiquement correct».

Si nous pouvons légitimement avoir le sentiment de participer à l’écriture d’une histoire ou plutôt d’en ajouter quelques pages, nous pouvons attendre des musées qu’ils la soulignent. Nous avons en projet la création d’une fondation – à Paris, à New York…? – permettant une visibilité permanente des œuvres et une dynamique d’expositions et d’échanges entre différentes cultures.

L’AVENIR D’UN CONTINENT

Les médias nous transmettent au quotidien une image catastrophique de l’Afrique : conflits ethniques, guerres, famines, maladies, catastrophes naturelles… c’est une réalité.

La fin de l’apartheid et Mandela ont donné à l’Afrique et au monde un immense espoir. Malheureusement, dix ans plus tard, l’Afrique du sud reste «un pays écartelé moins par la couleur de la peau que par la misère». Après vingt ans de voyages, je me demande encore comment l’Afrique se sortira de cette dérive. Comme l’écrit si justement Bruly Bouabré, ” l’art est ce qui cimente le mieux les idées et les peuples”. Notre collection se concentre sur des artistes qui vivent et travaillent sur le continent. Je suis heureux de constater que, malgré leur renommée, la plupart d’entre eux tiennent à poursuivre leur œuvre dans leur pays respectif, avec la conviction que la culture doit et peut jouer un rôle important pour l’avenir de l’Afrique. On n’imagine pas à quel point ce continent court le danger de perdre ses richesses culturelles, ses langues, son esprit communautaire, sa chaleur humaine et, par là même, des possibilités infinies de création, de développement et d’épanouissement.

Il existe quelques structures professionnelles – musées, biennales ou galeries – à Johannesburg, Dakar, Lagos ou Harare… qui contribuent à populariser les arts. Les centres culturels et de coopération mènent une politique de développement et de soutien à la jeune création qu’il faut saluer. Faute de lieux dédiés aux arts, les hôtels jouent parfois le rôle de galeries et louent des espaces à des artistes reconnus localement ou à des «promoteurs» : l’hôtel Ivoire à Abidjan, l’Intercontinental à Kinshasa, le Sheraton à Dar-es-Salaam, l’hôtel Marina à Cotonou… On peut y acquérir des tableaux, des sculptures qui sont le plus souvent des imitations de certains courants artistiques de la modernité occidentale. Ils démontrent bien plus une maîtrise technique plutôt qu’une véritable production de connaissances, de sens ou de pensées. Je suppose que ces peintures trouvent acquéreurs en raison de leurs qualités décoratives.

Il s’agit davantage de tentatives d’imitation que de gestes d’appropriation inventifs. Cela n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Afrique: on retrouve ce symptôme d’acculturation partout dans le monde même dans des lieux désignés comme étant à la pointe de l’art contemporain! L’imitation ou même l’appropriation littérale des formes connues de l’art nous rassure, alors que l’invention ébranle nos convictions. Comme l’a si bien exprimé Francis Picabia : «Pour que vous aimiez quelque chose, il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots !»

C’est pourquoi je crois à la nécessité de tous projets de promotion et de diffusion de la création contemporaine en Afrique. Globalement et depuis vingt ans, des collections privées, des initiatives gouvernementales, des aides internationales et des organismes de coopération ont permis la création des Rencontres Chorégraphiques de l’Afrique et de l’Océan Indien à Tananarive, des Rencontres Transsahariennes, du FESPACO à Ouagadougou (cinéma), de la Biennale des Arts de Dakar, de la Biennale de la photographie à Bamako, du MASA (marché des arts et du spectacle) à Abidjan, de la Biennale Internationale de Lomé (fertilisation des savoir-faire traditionnels face à la création contemporaine) et même du festival Étonnants Voyageurs (littérature) de Saint-Malo qui a créé des satellites en Afrique. Il faut ajouter des initiatives privées d’artistes africains (fondations et associations) qui s’engagent pour le développement de la culture et de l’éducation dans leurs pays, notamment ceux de Barthélemy Togo au Cameroun, Romuald Hazoumé au Bénin ou Chéri Samba au Congo. Quoi de plus exaltant que l’idée de participer à la sauvegarde et à la diffusion d’œuvres d’art contemporaines essentielles à l’enrichissement d’un patrimoine mondial. Tous ces événements, ces projets, cette dynamique sont porteurs d’espoir.

Adeagbo, Bruly Bouabré, Hazoumé, Keita, Kingelez, Mansaray, Samba, Sidibé… nombreux sont ceux qui incarnent une promesse éthique, dont leurs œuvres et leurs pensées sont empreintes. Ils se sentent concernés par leur entourage et leur peuple. Aujourd’hui, à près de 85 ans, le vieux Bouabré met à profit sa popularité pour faire entendre ce qu’il a à dire comme ses cadets Sidibé, ou Samba et bien d’autres qui recherchent un impact sur l’humanité avec leur conviction internationaliste. Je ne pense pas que l’art soit une affaire de goût, de stratégie, de mode, de développement ni d’idée… On ne crée pas parce que l’on a quelque chose à dire, mais parce que l’on a envie de dire quelque chose.

L’AVENIR DE L’ART

Je me demande si, par hasard, la définition, la conception de l’art que vous avez en Occident n’est pas un peu étroite.
Frédéric Brûly Bouabré

Il faut se demander quel sera l’avenir de l’art en général et pas seulement de l’art africain ! D’ailleurs, qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? Sommes-nous sûrs de le trouver seulement dans nos musées ? Nous devrions faire davantage confiance aux artistes d’où qu’ils viennent. Dites à Chéri Samba que la peinture est «finie», il sourira en répondant qu’il a, lui, une valise pleine d’idées! Il serait indécent de poser une telle question à Bruly Bouabré qui relève jour après jour dans ses milliers de petits dessins les signes du divin observés dans la nature. Comme Alighiero e Boetti a dit à Bruly Bouabré, «Nous sommes tombés sur la terre, il a fallu survivre». Et selon le Camerounais Pascale Marthine Tayou, «Si les Européens ont perdu leur dieu, il en reste quelques milliers en Afrique, certains ont commencé à disparaître, mais le travail n’en est qu’à ses débuts…»

Depuis que la collection existe, j’entends dire que nous ne travaillons qu’avec des «artistes autodidactes». Cette approche représente à mes yeux une forme de paternalisme d’une autre époque. Qualifions-nous les artistes occidentaux selon qu’ils sont autodidactes ou issus d’une école d’art ? D’autant que des artistes tels qu’Efiaimbelo, Cyprien Tokoudagba, John Goba, Calixte Dakpogan, Esther Mahlangu ou Lilanga sont les héritiers de connaissances, de savoirs et de techniques transmis de père en fils ou de mère en fille. L’art est une école à vie.

Ce que je recherche chez les artistes ce sont des actes de liberté qui heurtent nécessairement la bienséance conforme au politiquement correct. Comment l’art peut-il survivre dans un monde où tout devient global et faussement rassurant sans se vautrer dans un nouvel académisme international ? L’art d’aujourd’hui doit résister au nivellement et à l’indifférenciation. Il ne peut-être inoffensif.

L’Afrique est le berceau de l’humanité et nous sommes tous des descendants de Toumaï et de Lucy. En dépit de leur situation et de leur histoire, les artistes continuent de produire du sens, de transmettre de la pensée, de la révolte, des émotions, qui peuvent être lisibles et compréhensibles partout. L’Afrique n’a jamais cessé d’alimenter l’histoire de talents et de chef-d’œuvres, elle nous le prouve encore avec la musique, la danse, la littérature et plus récemment les arts plastiques et la photographie.

J’ose espérer que notre collection permettra de contribuer à la reconnaissance de grands artistes et de souligner une évidence : l’Afrique recèle d’immenses richesses. Il serait dommage, voire dangereux, de lui tourner le dos.

ART OF AFRICA, 2005

Kinshasa, 26 mai 2005. Aéroport de Djili. Joachim, le «protocole», m’évite tous les tracas des formalités douanières d’entrée en République Démocratique du Congo. Je m’engouffre dans la voiture aux vitres fumées que Cheri Samba prête pour mon séjour à Jean-Pierre Lutonadio, mon fidèle chauffeur, ” garde du corps” et homme de confiance, indispensable. Kinshasa est impraticable sans ce réseau qu’il a fallu mettre en place. C’est la nuit. Embouteillage monstre jusqu’au cœur de Kin. Brouhaha infernal. Kingasani, banlieue surpeuplée, éclairée de millions de bougies. De part et d’autre de la chaussée, à perte de vue, des baraquements de fortune. C’est là que s’entasse, par millions peut-être, une population pauvre, grossie par l’exode rural et par l’afflux quotidien de familles entières fuyant les guerres ethniques dans le nord du pays. Kinshasa, officiellement six millions d’habitants. Aucun recensement depuis vingt ans… En réalité, dix, peut-être douze millions d’habitants – qui sait ? – peuplent cette mégalopole chaotique au bord de l’explosion. Sur plus de vingt kilomètres, la foule, qui marche et court dans tous les sens, je ne sais où ni pourquoi. En un interminable «go slow», des véhicules réformés, envoyés d’Europe, crachent une fumée noire, épaisse, suffocante, et achèvent ici leur dernière vie. On s’entasse par dizaines dans ces «taxis», à moindre coût, pour gagner le centre de la ville “moderne” et exercer, pour la plupart, le fameux «article 15» ! Interviewé d’Europe par téléphone à propos de mes trois expositions – Africa Art Now à Houston puis à Washington et Arts of Africa au Grimaldi Forum de Monaco – ainsi qu’à propos d’Africa Remix, qui ensemble célèbrent cette année toute l’Afrique, je répondais sérieusement mais non sans ironie que l’Afrique est déjà broyée ! C’est pourtant dans ce contexte, au cœur de la commune de Kasa Vubu, dans sa parcelle protégée de hauts murs, que Rigobert Nimi, solitaire et secret, travaille depuis près d’un an à sa “ville intergalactique”, spécialement conçue pour Monaco. Rigobert, ce jeune “artiste ingénieur”, patient, tenace, muni selon sa formule «d’une pince, de ciseaux, d’une règle et d’un couteau transformé», invente et crée de toutes pièces ses “machines futuristes”, ses rêves les plus fous qui, de sa cour en terre battue, le propulsent dans le cosmos. C’est aussi à l’écart du tumulte que, non loin de là, le peintre Bodo, tout comme Cheri Samba dans la commune de Ngiri Ngiri, angle des avenues Birmanie et Kasa Vubu, se concentrent sur la réalisation d’immenses tableaux qu’ils dévoileront pour la première fois au Grimaldi Forum…

“Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse…”

De retour de Kinshasa, je suis tenté d’ajouter : et du chaos autour de soi! Car, partout dans le monde, dans de telles conditions, jaillissent comme autant de petits miracles, des oeuvres que nous pouvons tous apprécier en dehors de ces contextes. En tout cas, je veux le croire. Et le faire partager.

André Magnin Juin 2005