The Jean Pigozzi African Art Collection

Jean Pigozzi: Une Vie A Collectionner

En 1989, j’ai vu une exposition à Paris : « Magiciens de la terre ». Elle m’a profondément marqué. Avant cette exposition, je n’avais aucune idée qu’il pouvait y avoir en Afrique une création en art contemporain d’une aussi grande richesse. Par la suite, lorsque j’ai rencontré André Magnin, un des commissaires de l’exposition, j’ai décidé de collectionner essentiellement l’art contemporain africain.

A l’époque, l’art africain se résumait à mes yeux à ce que l’on voit au Metropolitan Museum de New York (des masques de bois sombre, des chiens constellés de clous, des bijoux en or, des tambours sculptés) et aux souvenirs bon marché vendus à l’aéroport de Mombasa.

Mais à Paris, j’ai vu des tableaux qui auraient très bien pu être signés par un artiste en vogue, installé dans un loft de Brooklyn, et des sculptures en plastique, semblables à celles que l’on trouve dans les galeries chic de Berlin. J’ai été stupéfait et véritablement enthousiasmé. Les couleurs, l’imagination, les sujets: tout cela m’a littéralement marqué.

Bien sûr, je savais qu’il existait un travail de création intéressant partout dans le monde, mais il me semblait qu’il était impossible à trouver, ou même à identifier. Quand j’ai rencontré André Magnin, j’ai pris conscience qu’ensemble, nous pourrions mettre sur pied une véritable collection d’art contemporain africain. Dans ma vie, j’adore faire des découvertes, qu’elles soient musicales, culinaires, technologiques, artistiques ou autres… Cette exposition a constitué pour moi une véritable révolution, et j’ai voulu aller au bout de ma nouvelle découverte.

Ma collection a commencé comme un petit rêve, mais elle est vite devenue une immense et passionnante réalité. Je me suis immédiatement rendu compte qu’elle pourrait permettre aux pays occidentaux de comprendre que l’art de qualité vient aussi bien des rues poussiéreuses de Dakar et des villages pauvres et reculés d’Ethiopie, que des ateliers climatisés de SoHo, à New York.

Depuis mon enfance, je suis un collectionneur: voitures, timbres, pierres, trains électriques… j’accumule les objets de toutes sortes.

L’art contemporain a toujours éveillé ma curiosité, mais dans les années soixante et soixante-dix, à Paris, on en trouvait difficilement.

Mes parents étaient des bourgeois européens typiques. Ils possédaient une collection modeste de Renoir, Sisley, Boudin et Léger (rien de bien original) mais pas de chefs-d’œuvre. Leurs préférences allaient plutôt aux valeurs sûres impressionnistes, mais pas à Picasso, à Braque ou à Jasper Johns. Ma mère m’a emmené dans des centaines de musées et de galeries d’art, mais dans aucun lieu avant-gardiste. Elle était très classique. Les amis de mes parents étaient industriels, banquiers, hommes politiques ou ambassadeurs. Ma mère jouait au gin rami avec des dames aux cheveux bleus, accompagnées de leur petit chien. Il n’y avait pas d’artiste contemporain dans leur cercle, pas de brillant conservateur à la pointe de l’art.

Quoi qu’il en soit, Illeana Sonnabend avait une galerie à Paris, et c’est là que j’ai acheté mon premier collage de Rauschenberg, au milieu des années soixante-dix. J’ai réellement commencé à collectionner des oeuvres d’art contemporain quand j’étais à Harvard, entre 1970 et 1974. J’allais souvent à New York, le week-end, et je passais de nombreuses heures au Musée d’Art Moderne et au Whitney Museum. Je fréquentais aussi quelques galeries, situées downtown. C’était vraiment passionnant. C’était alors la grande époque de l’Art conceptuel et du Minimalisme, de Carl Andre et de Sol LeWitt. J’avais pour professeur l’artiste conceptuel Douglas Huebler et il a exercé sur moi une grande influence.

Etant dyslexique, je n’ai jamais beaucoup lu d’ouvrages sur la théorie ou sur l’histoire de l’art. Mais j’ai parcouru des milliers de livres d’art et de magazines d’art en tous genres. J’ai visité des centaines de musées, des milliards de galeries d’art (d’excellentes, des mauvaises, des nulles !) et des expositions fabuleuses à travers le monde entier.

Les considérations politiques qui agitent le monde de l’art ne m’ont jamais intéressé. Elles ne sont, à mes yeux, d’aucune utilité. Elles me font horreur. Ce qui m’intéresse, dans l’art, c’est qu’une œuvre soit belle, qu’elle soit inédite et novatrice, et dégage une grande force. Ce n’est pas de discourir des heures et des heures durant.

On peut très bien collectionner des oeuvres de maîtres si l’on a les amis qu’il faut, des amis qui ont du goût, et beaucoup d’argent. Mais cette façon de collectionner l’art ne m’a jamais intéressé.

La spéculation ne m’intéresse pas le moins du monde. Je serais plutôt comme un malade compulsif qui, attiré par ce qu’il aime, veut toujours en acquérir davantage. A ce genre d’addiction, il n’y a que peu de remèdes : la mort, la ruine, ou le manque d’espace. Je conduis lentement. Je ne bois ni ne fume, je fais attention à mon argent et mon entrepôt n’est pas encore plein. Par conséquent… ma collection continue !

Mon but, à travers cette collection, est de montrer la qualité et l’originalité de l’art contemporain africain du 21ème siècle. Je ne suis pas pressé et je n’ai rien à prouver à personne, mais je pense que l’art contemporain africain a sa place dans tous les grands musées d’art contemporain du monde. Bodys Kingelez et Seydou Keïta sont des artistes aussi importants et aussi intéressants que Richard Serra et Richard Avedon. Les expositions telles que Documenta, tout comme les autres biennales internationales, contribuent à conforter la puissance et l’importance de l’art contemporain africain à travers le monde et montrent que l’art africain doit être placé sur le même niveau que l’art occidental. Je trouve même qu’il est souvent plus vivant, plus intéressant, et plus novateur.

Je ne suis pas un pionnier : beaucoup avant moi ont entamé des collections d’art centrées sur des périodes méconnues ou sur des artistes confidentiels. Je ne suis pas non plus un intellectuel. Je suis simplement un collectionneur obsessionnel. J’aime ce que je collectionne et ce que les autres pensent m’indiffère totalement. Quant aux critiques, eh bien, je me fiche des cancans intellectuels sur l’art. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Je veux simplement que tous les artistes de ma collection soient heureux et fiers de faire partie de ma collection. J’espère que le fait d’y figurer leur permettra d’acquérir une plus grande notoriété, et d’être davantage appréciés.

Sans les efforts et le travail acharné d’André Magnin, il n’y aurait pas eu de Collection d’Art Contemporain Africain du tout. Son regard, son ardeur à la tâche (même dans des situations souvent très difficiles), son sens de l’humour, ses innombrables cigarettes, son impossible vie sentimentale… tous ces éléments font partie intégrante de la collection.

Je voulais une collection qui soit différente des autres, originale et nouvelle. Je n’ai pas de comité d’acquisition : André fait figure d’éclaireur, et je choisis ensuite les artistes à mettre en avant. André est assisté par Philippe Boutté et Belinda Paumelle à Paris, et par Patrick Marchand à Genève. Ils nous aident à résoudre les questions de logistique et les innombrables problèmes qui ne manquent pas de surgir: des problèmes liés aux droits de douane, au conditionnement (il y a peu de bons transporteurs d’œuvres d’art en Afrique), aux insectes exotiques qui apparaissent dans les sculptures en bois, au paiement, à la mise en caisse et à l’acheminement, à l’organisation des voyages, au catalogage et au stockage. André organise aussi toutes les expositions et il a des contacts avec des conservateurs dans le monde entier. Mais la tâche la plus importante d’André, c’est de rester en relation avec tous les artistes et de les aider dans leur travail. Nous envoyons régulièrement des fournitures en Afrique, car les peintures de bonne qualité et les toiles y sont difficiles à trouver. Les artistes eux-mêmes nous ont beaucoup aidés dans nos découvertes : il est assez fréquent qu’un artiste nous parle d’un autre artiste, à l’exemple de Seydou Keïta, qui a parlé de Malick Sidibé à André.

Je travaille avec André sur cette collection depuis le tout premier jour. Il est incroyable de voir à quel point nos opinions convergent, chaque fois, où presque, qu’il s’agit de faire entrer une œuvre dans la collection. Alors que nos parcours et nos formations divergent, notre regard de collectionneur est bizarrement le même. Je suis très heureux que nous nous soyons trouvés, et que quinze ans après, notre collaboration fonctionne toujours aussi bien. J’ai l’espoir que nous puissions travailler ensemble encore vingt à trente ans. Nous avons encore beaucoup à faire et je suis toujours aussi enthousiaste, aussi motivé, qu’au premier jour. Je suis dans un état d’excitation absolu lorsque je découvre un nouveau Chéri Samba ou une nouvelle série de dessins de Bruly Bouabré. Jamais je ne suis blasé.

La plupart des artistes qui figurent dans ma collection sont « autodidactes »: une particularité que j’aime beaucoup chez eux. Tous les artistes sont différents; ils sont tous uniques. Ils n’essaient pas d’imiter le style de Warhol, de Renoir, de Matisse, de Koons, de Kieffer, de Clemente ou encore de Picasso. Leur œuvre est étonnamment originale.

La plupart des grands artistes africains puisent leur inspiration dans la vie quotidienne : dans la rue, à la télévision, à la radio, ou dans les magazines. Chéri Samba a dit : « Contrairement à la peinture académique, je ne remets pas en cause le genre de peinture qui a besoin d’être expliquée pour être comprise : ce n’est pas ma façon de faire. Je tire mon inspiration de la vie de tous les jours et de mes promenades dans les différents quartiers ».

L’absence de formation académique fait partie intégrante du travail des artistes africains. Ils sont complètement novateurs, là où même les meilleures écoles d’art et les meilleurs professeurs influencent sensiblement leurs élèves. Les très bons professeurs laissent leurs étudiants développer leur style propre, mais dans les cas où il n’y a pas de grands professeurs, ni d’école prestigieuse, l’inspiration vient du fin fond de l’imagination ; elle est totalement personnelle. Voilà ce qui me fascine chez ces artistes.

Quand j’ai commencé, avec André, à mettre sur pied la CAAC, je lui ai demandé de prendre contact avec tous les artistes africains qui faisaient partie de l’exposition “Magiciens de la terre”, et de chercher également de nouveaux artistes. Au cours des quinze dernières années, nous avons « découvert » au moins vingt grands artistes. J’en suis extrêmement heureux et particulièrement fier.

J’ai rencontré un grand nombre d’artistes dont le travail figure dans ma collection, et nous entretenons d’excellentes relations. Leur intelligence m’impressionne toujours beaucoup. Pour être un grand artiste, il faut être très brillant, travailleur, obstiné, et obsédé par son travail. Je n’ai qu’admiration et respect pour ces artistes, et je pense qu’ils le savent; c’est pour cela qu’ils me font confiance et qu’ils veulent continuer à travailler avec moi.

Je suis très fier de penser que grâce au travail d’André Magnin et grâce à mon activité de collectionneur, nous avons réussi à améliorer les vies de nombreux artistes de cette collection. Nous les avons aidés à devenir célèbres, et bien sûr, nous les avons aidés financièrement. Cela leur a permis, à eux et à leurs familles, de vivre dans de meilleures conditions, et en conséquence, ils ont pu devenir encore plus créatifs.

J’ai donné certaines oeuvres à des musées africains. Lancer un musée modeste dans une petite ville africaine où les artistes puissent montrer leur travail ne coûte pas cher. Cette initiative peut inspirer des dizaines d’autres artistes : parmi eux, il est possible que certains se révèlent très bons, et qu’ils deviennent même célèbres dans le monde entier. Chéri Samba a l’ambition de créer une fondation Chéri Samba à Kinshasa; il a mon soutien absolu.

Je me bats pour les artistes eux-mêmes. Dans un pays très pauvre, il y a d’autres priorités que l’art. Je ne reprocherai à aucun pays africain de négliger ce domaine, mais j’espère que notre collection constituera un exemple à suivre pour de nombreux pays. J’espère que l’Afrique sera fière de notre engagement.

Les artistes de la CAAC ont fait l’objet d’expositions à travers le monde, et beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui représentés par de prestigieux galeristes. A travers l’histoire, les galeristes ont largement contribué au succès des artistes. Daniel-Henry Kahnweiler, qui a été le galeriste de Picasso pendant de nombreuses années, l’a beaucoup aidé. Parmi les exemples célèbres, les Médicis ont parrainé de nombreux artistes. Toutes les dames fortunées dont Andy Warhol faisait le portrait l’aidaient a vivre et à faire fonctionner la factory. Il faut bien que les artistes vivent, comme n’importe qui d’autre sur cette Terre. Certains d’entre eux sont de meilleurs hommes d’affaires que d’autres, ce qui signifie que ce ne sont pas forcément les plus grands artistes qui sont les plus prospères. J’ai bien aidé certains artistes de ma collection à se faire mieux accepter dans le monde de l’art, mais il demeure impossible de faire d’un artiste sans talent un grand artiste.

En ce qui me concerne, il faut que je tombe immédiatement amoureux du travail d’un artiste. Je n’ai pas besoin de connaître son âge, ni sa formation, ni sa nationalité ou sa religion, mais je veux avoir un coup de foudre pour son oeuvre. J’ai également besoin de voir le travail qu’il ou elle a réalisé au cours des trois ou quatre années précédentes pour comprendre quel a été son cheminement artistique. Certains artistes peuvent réaliser un ou deux tableaux exceptionnels dans leur carrière, certains architectes peuvent dessiner une seule maison qui restera dans l’histoire, certains chanteurs de rock n’ roll peuvent produire un seul tube dans leur vie. Mais un grand artiste, tel que Picasso, Matisse, Richard Serra, Mick Jagger ou encore Mozart peut produire de nombreux chefs-d’œuvre tout au long de sa vie. J’ai donc besoin de voir, autant que possible, chez un nouvel artiste que j’envisage de faire entrer dans ma collection, le travail qu’il a réalisé dans le passé.

Si l’on regarde attentivement la collection, on trouvera une grande diversité de genres. Elle n’est spécialisée dans aucun domaine en particulier, qu’il s’agisse d’art minimaliste, de photographie noir et blanc, de nus africains, ou encore de peinture non-figurative. Nous sommes très ouverts. Les critères sont simples : l’œuvre doit être belle, puissante, intéressante, et originale.

La collection comprend également quelques maîtres de la photographie africaine. C’est un domaine que je connais bien, étant moi-même photographe. L’un des photographes de cette collection, Malick Sidibé, avait beau n’avoir jamais vu le travail de Robert Frank ou de Diane Arbus, ses photographies de fêtes et ses portraits sont aussi puissants que les leurs. Je sais également que Seydou Keïta n’avait jamais vu le travail d’August Sander ou de Richard Avedon ; ses portraits sont pourtant d’une qualité au moins égale. Cet homme était un génie, un photographe autodidacte qui travaillait avec des moyens très limités, et qui ne prenait qu’un seul cliché de ce qu’il voulait photographier, là où les photographes contemporains en font des dizaines, en espérant que l’un d’eux, au moins, se révèlera bon.

Dans le cas de Keïta et de Sidibé, certains de leurs négatifs sont d’une telle qualité que nous avons été en mesure d’en faire de très grands tirages. Les deux artistes, avec qui j’ai discuté, m’ont dit avoir adoré le résultat. Ils étaient au départ un peu surpris de voir des tirages d’une telle taille, car en Afrique, il aurait été impossible de parvenir à une telle qualité et à une telle dimension.

Nombre d’artistes de la CAAC réalisent aujourd’hui des installations à partir de matériaux de récupération. Ils s’intéressent également à la vidéo. Georges Adéagbo, Romuald Hazoumé et Marthine Tayou font de très belles installations que je collectionne; et je suis sûr que d’autres artistes se lanceront dans cette voie. Il est devenu relativement simple et peu coûteux de faire des vidéos et de les monter; il est donc probable que surgiront encore, à travers toute l’Afrique, de nouveaux vidéastes intéressants. C’est une discipline artistique fascinante, qui semble parfaitement adaptée à l’Afrique, car elle mélange images étranges, sons extravagants, mouvements fantastiques, composantes narratives, et de nombreux autres éléments qui sont spécifiquement africains.

S’agissant des artistes féminines africaines, j’aime particulièrement le travail de Seni Awa Camara et d’Esther Mahlangu. Je pense malheureusement qu’il est difficile pour les femmes, en Afrique, de devenir artistes. Mais l’idée de pallier ce manque m’intéresse au plus haut point. Je reste à l’affût de toute œuvre d’art de qualité qui provienne d’une artiste africaine.

Je suis certain que l’art africain contemporain influencera un très grand nombre de jeunes artistes à travers le monde. Je regrette simplement de n’avoir pas commencé ma collection dix ans plus tôt. Je suis sûr que des dizaines de grands et fascinants artistes se cachent encore d’André et de moi, partout en Afrique, mais nous les dénicherons tôt ou tard.

Il n’est pas facile de transférer des œuvres d’art des murs d’un petit atelier du Mali jusqu’aux murs du Musée d’Art Moderne. Voilà une autre raison qui me fait penser que le travail que nous faisons a son importance. C’est vrai, nous avons peut-être raté des dizaines de grands artistes, mais la vingtaine ou la trentaine que nous comptons dans la collection seront et ont été vus par des milliers de spectateurs fascinés à travers le monde. Cela me remplit de fierté.

En 2005, la collection aura quinze ans, et certains de ses chefs-d’oeuvre seront exposés pour la première fois. J’espère qu’à Houston, à Monaco et à Washington, les visiteurs tomberont amoureux de cette collection et de certains de ses artistes, et qu’ils feront d’eux les grandes stars qu’ils méritent de devenir.

Nous vivons aujourd’hui sur une toute petite planète. On entend Bob Marley aussi bien en Jamaïque qu’au Japon et en Finlande. On peut manger des sushi à Kyoto, comme à New York et à Madrid. Dans ces conditions, pourquoi l’art africain ne pourrait-il pas lui aussi voyager et être vu dans le monde entier? L’art n’a pas de frontières : la plupart des artistes actuels les plus intéressants mélangent les musiques du monde entier, de la même façon que certains artistes africains puisent dans leurs racines africaines en leur mêlant des perspectives occidentales. Nous devons envisager l’art comme un art mondialisé. Je ne veux pas que cette collection soit enfermée dans un ghetto africain. Oui, c’est bien de l’art contemporain. Effectivement, il vient d’Afrique. Et alors? Au vingt-et-unième siècle, il est ridicule de s’enfermer dans le carcan artificiel de la géopolitique.

Il va sans dire que si Andy Warhol avait vécu à Kinshasa, les sujets qu’il aurait traités auraient été totalement différents. Pareil pour Mick Jagger: s’il était né à Tokyo, sa musique aurait été totalement différente. Il en va de même pour nos artistes : leur formation, la situation politique dans laquelle ils ont vécu, leur religion, leur environnement, et même le climat de leur pays d’origine ont influencé leur création.

En musique, j’aime les Rolling Stones, U2, Led Zeppelin, Bob Marley, la Jungle, le dub, le rap, mais aussi Maria Callas et Edith Piaf. C’est exactement la même chose avec l’art: j’aime l’art contemporain occidental autant que l’art contemporain africain. On crée des œuvres d’art extraordinaires chaque jour, et je veux en voir et en collectionner de plus en plus !

J’espère pouvoir bientôt trouver un lieu permanent pour abriter ma collection. Des suggestions? Il ne pourra pas être en Afrique, car je ne veux pas susciter de jalousies entre les pays. Ce lieu devra nécessairement se situer dans un pays occidental. Je veux que les jeunes et les curieux puissent venir voir cette forme d’art. Il est essentiel que les jeunes puissent apprendre à aimer et à apprécier l’art très tôt. Il faut que cette éducation soit vivante et amusante.

Dans le cas précis de la CAAC, il est important que les jeunes puissent découvrir la richesse et la grande diversité de l’art contemporain qui vient d’Afrique. Beaucoup de jeunes ont une vision complètement erronée de ce continent. Avant de bâtir ma collection, j’avais une conception de l’art africain radicalement différente. J’avais une vision mythifiée de l’Afrique, fondée sur l’Afrique des safaris que je connaissais. Je n’avais pas compris l’importance de l’immense chaos urbain qui est un élément si essentiel dans l’Afrique du vingt-et-unième siècle.

L’Afrique est un continent immense et extraordinaire, constitué de centaines de religions différentes, de centaines de différents groupes ethniques, et de toutes sortes de traditions ancestrales. C’est un vaste territoire : il y a des déserts, des rivières, des montagnes, des côtes, et (désormais) d’immenses villes qui se développent de façon incontrôlée. Elle a été envahie par les Européens, qui ont tenté de convertir ses habitants au Christianisme. Pour toutes ces raisons, l’Afrique est à l’origine d’un art fascinant et vivant, mais on ne le voit tout simplement pas. Nombreux sont mes amis qui se disent très surpris par ma collection; très peu de gens savent vraiment ce qu’est l’art contemporain africain. J’ai l’impression d’être l’attaché culturel international de tous les pays d’Afrique sub-saharienne, et j’en suis fier. L’art africain de cette collection est une arme contre les préjugés qui existent dans le monde à l’égard de l’Afrique. Contre ceux qui pensent que l’Afrique n’est qu’un continent perdu, nous causant, à nous les blancs aisés des sociétés bien organisées, toujours plus de problèmes. Les Africains produisent un art d’une aussi grande qualité et d’une aussi grande créativité que n’importe quelle autre région du monde ; et cet art peut permettre à cet immense continent bouillonnant de garder sa fierté et sa vitalité.

Jean Pigozzi
Genève, Juin 2005